Resumés


Rok Benčin: The Philosophy of Waking Up: Proust and the Multiplicity of Worlds 

The paper presents a philosophical reading of the topic of the multiplicity of worlds in Proust’s In Search of Lost Time. It connects the image of ‘the confusion among the disordered worlds’ from the beginning of the novel, which opens the possibility of travel through space and time in ‘the magic armchair’ of memory upon waking up, and the vision of artistic cosmogony in the final volume, thanks to which ‘instead of seeing only a single world, our own, we see it multiplied, and have at our disposal as many worlds as there are original artists’. The paper argues that Proust invents a kind of transcendental multiplicity of worlds, which relativizes Kantian a priori transcendental frameworks, as Proust himself suggests in his text on Flaubert’s style as a Copernican revolution in literature. Artistic cosmogony has its condition of possibility in the disorder of worlds introduced by the gap between sleeping and waking up – the moment when the world has to be reconstituted each time anew. 
Proust’s reflections will be connected to philosophical discussions on the multiplicity of worlds not as a question of influence (of philosophical works on Proust) but in terms of how Proust’s work can help us clarify some ongoing debates in contemporary philosophy, particularly regarding the readings of Leibniz’s possible worlds by French philosophers Gilles Deleuze and Alain Badiou – for them, the multiplicity of worlds is no longer possible, but has become actual. Through their work, what Proust has invented in literature becomes thinkable within philosophy. 
Rok Benčin is a Research Fellow at the Institute of Philosophy of the Research Centre of the Slovenian Academy of Sciences and Arts. He has held visiting appointments at the University of Paris 8 and the University of Applied Arts Vienna. His research focuses on the relations between aesthetics, ontology and politics in contemporary philosophy. His essays have appeared in Theory, Culture & Society, SubStance, European Review and other journals and volumes. His book Rethinking the Concept of World: Towards Transcendental Multiplicity is forthcoming in 2023 with Edinburgh University Press.  

Antoine Compagnon: Bilan d’un centenaire 

Au terme de deux années marquées par une débauche d’événements liés à Proust — publications, colloques, expositions, spectacles, émissions de radio et de télévision… —, le moment est venu d’aller aux résultats et d’évaluer ce que cette actualité intense nous a apporté. Nous sommes-nous montrés à la hauteur ? 
Antoine Compagnon, de l’Académie française, est professeur émérite de Littérature française moderne et contemporaine au Collège de France et Blanche W. Knopf Professor of French and Comparative Literature, Columbia University, New York. Ses derniers livres: La Vie derrière soi (Equateurs, 2021), Proust du côté juif (Gallimard, 2022), Un été avec Colette (Equateurs, 2022). Il a dirigé l’édition des Essais de Proust dans la Pléiade (2022) et co-dirigé deux expositions à Paris en 2022, Proust du côté de la mère (musée d’art et d’histoire du Judaïsme) et Marcel Proust. La fabrique de l’œuvre (Bibliothèque nationale de France). 

Catherine Ébert-Zeminová: Le miroir retourné ou la réalité prise en flagrant délit  

La spécularité de À la recherche du temps perdu est si frappante et agit si puissamment en force motrice, structurante sinon génératrice de l’écriture de Marcel Proust qu’elle constitue à elle seule l’une des grandes lignes de la recherche consacrée à l’écrivain. 
Dans le riche réservoir de ses manifestations, nous choisirons deux ou trois phénomènes représentatifs respectivement de la micro-, de la « mezzo »- et de la macrostructure et en même temps des catégories différentes (discursive – rhétorique, motivico-thématique, etc.), p. ex. le « comme » des structures comparées, i. e. dédoublées et dédoublant et leur mise en contraste avec les structures métaphoriques ; le reflet et les modalités de l’autoscopie, moments récurrents de l’expérience du narrateur ; l’automimétisme textuel et son aporie. 
Nous approcherons ces phénomènes dans un point d’intersection entre leur pertinence/fonction stylistique, psychologique et ontologique. Comme ils mettent en présence, voire en avant le rapport entre le moi et le non-moi, l’idens et l’alter, l’intérieur et l’extérieur ou encore entre le plan textuel et méta-textuel en nouant ces catégories par les degrés divers de similitude et par les effets de reconnaissance ou de méconnaissance, de (con)fusion ou d’aliénation, nous tâcherons de circonscrire une dialectique très fine mais souvent paradoxale qui loge au cœur de l’univers proustien. 
Doc. PhDr. Catherine Ébert-Zeminová, Ph.D., spécialiste en  littérature du XXe siècle orientée vers les rapports entre littérature, psychanalyse et philosophie, écrivaine, essayiste. Études à l’École Normale Supérieure, rue d’Ulm, à l’université Paris-Jussieu (1991–1993) et à la Faculté des Lettres de l’Université Charles, Prague, littérature et langue tchèques, littérature et langue françaises (FF UK, bohemistika – romanistika, 1987-1994) 
Formations supplémentaires : Histoire et théorie de la psychanalyse, cycle de cours dispensé par ČSPP (Česká společnost pro psychoanalytickou psychoterapii), 2006-2007 ; formation dans le cadre de PPF auprès de PVŠPS (Pražská psychoterapeutická fakulta při Pražské vysoké škole psychosociálních studií), 2005–2010 
Ph.D. / maître de conférences – 2001, FF UK, philologie romane; docentura / HDR – 2016, FF UK, littératures romanes; depuis 2001 – en poste au Département de Langue et de Littérature françaises à la Faculté de Pédagogie de l’Université Charles  
Ouvrages: Textasis. Anagogie interpretačního vztahu (2011); Texterritorium. V souřadnicích moderního francouzského písemnictví (2014) 

Josef Fulka: Le corps de la voix, la voix du corps : Marcel Proust et la musique spectrale 

La question de la place que Marcel Proust, dans la Recherche, accorde à la musique, a fait déjà couler beaucoup d’encre, qu’il s’agisse, bien sûr, de la célèbre sonate et du septuor de Vinteuil, mais aussi des méditations que Proust consacre aux compositeurs « non-fictifs », notamment Wagner, sans parler des interprétations qui examinent la « structure musicale » du texte de Proust lui-même (l’usage qu’il fait des « leitmotive » littéraires, par exemple). Parmi ces approches, mentionnons, entre autres, la monographie remarquable de Jean-Jacques Nattiez, Proust musicien.  
Nous essayerons, pourtant, de prendre une autre voie : dans la Recherche, Proust se montre fort sensible au phénomène du son et notamment de la voix, et ceci à plusieurs niveaux – la voix comme porteuse du souvenir involontaire, par exemple. L’attention particulière, chez Proust, est acordée à ce que l’on pourrait appeller la voix dans sa corporéité. A partir de la lecture de certains passages de la Recherche (notamment celle sur la mort de la grand-mère dans Le côté des Guermantes), nous tenterons de démontrer que cette sensibilité proustienne à la dimension corporelle du son en général et de la voix en particulier nous fournit des résonances remarquables avec la soi-disant musique spectrale, représentée par les compositeurs comme Gérard Grisey, Michaël Levinas ou Tristan Murail ; ce n’est nullement un hasard, croyons-nous, que Michaël Levinas, un des compositeurs principaux de ce courant, à plusieurs fois cité le passage en question comme la source d’inspiration pour ces propres compositions (notamment Arsis et Thesis pour la flûte basse). Ainsi, nous espérons esquisser une possibilité de traiter la question de « Proust et la musique » d’une manière autre que celle fondée, banalement, sur la célèbre « petite phrase de Vinteuil ».  
Josef Fulka enseigne à la Faculté des sciences humaines, l’Université Charles, Prague; il travaille également comme un chercheur à l’Institut de philosophie, l’Académie des sciences; Prague. Ses intérêts portent sur la philosophie du 18e et 20e siècle, sur la théorie littéraire et sur la psychanalyse. Récemment, il vient de publier, en 2020, un livre sur la surdité et la langue des signes dans la philosophie française du 18e siècle (Deafness, Gesture and Sign Language in the 18th-century French Philosophy, John Benjamins). 

Libuše Heczková:  « Éloge de la mauvaise musique »  

The paper, named after one of the first texts of Marcel Proust translated into Czech, will trace the early reception of Marcel Proust in Czechoslovakia. Among the first interpreters of Proust were aesthetically and politically different authors, such as F.X. Šalda, Václav Černý, Marie Pujmanová, Bedřich Václavek, Richard Weiner and others. What can be said about the importance of Proust for Czech literature from these first responses? What kind of inspirations can emerge from this reflection for today? 
Libuše Heczkova (born 1967) is an associate professor of Czech and Comparative 
literature at Charles University in Prague. She concentrates on gender studies and 
modern literary history. She participated on the project Czech literary modernism in four volumes 1905-1963.

Mateusz Chmurski: Emblème, défi, refuge : lectures (et usages) de l’œuvre de Proust en Pologne (1919-1948) 

Dans un ancien couvent transformé en camp d’internement soviétique à l’hiver 1940-1941, quatre cents officiers et soldats polonais sauvés de ce qui fut plus tard connu comme le massacre de Katyń obtinrent le droit d’organiser des conférences. « Dans une petite salle, bondée de camarades, chacun de nous parlait de ce dont il se souvenait le mieux », l’un de Mallarmé, l’autre de l’histoire de l’architecture, un autre encore de l’Amérique du Sud, se rappela Józef Czapski (1896-1993), qui, « sous les portraits de Marx, Engels et Lénine », décida de prononcer un cycle en français dédié à l’œuvre de Marcel Proust. Citant de tête (et de cœur) des paragraphes entiers d’À la recherche du temps perdu, sans autre support que sa mémoire, ce peintre, essayiste et écrivain laissa ainsi un témoignage exceptionnel sur les pouvoirs que peuvent avoir la littérature et la force de l’imaginaire dans un contexte de violence extrême. Publiés après la guerre sous le titre Proust contre la déchéance, les conférences de Czapski prononcés dans le camp de Griazowietz incitent à interroger non seulement la réception polonaise de Proust, mais aussi, et surtout, les fonctions existentielles de ses lectures et interprétations proposées dans la première moitié du siècle dernier. Entre inspiration et rejet, littérature et existence. 
Mateusz Chmurski (1985) est maître de conférences à l’UFR d’Études slaves, Faculté des Lettres, Sorbonne Université ; codirecteur du Centre interdisciplinaire de recherches sur l’Europe centrale (CIRCE, UMR 8224 Eur’Orbem, 2019-2022) ; depuis septembre 2022, directeur du Centre français de recherches en sciences sociales à Prague. Ses travaux portent sur les littératures centre-européennes dans une approche comparatiste, avec un accent fort sur les écrits de soi, les expressions de la corporalité et l’évolution des normes sociales et littéraires qui les accompagnent. Dernière publication : Journal, fiction, identité(s). Modernités littéraires d’Europe centrale (1880-1920) à travers les œuvres de Csáth, Irzykowski et Klíma, Paris, Eur’ORBEM Éditions, 2018 (traduction polonaise sous presse) 

Agnieszka Karpowicz: « Marcel Proust polonais » et les études urbaines  

Dans le cas de la Pologne, il est fréquent de considérer Miron Białoszewski comme « Marcel Proust polonais », de comparer ces deux concepts de temps ou de modes de création liés au « lieu autobiographique » (par exemple, le rapport de la littérature et de la ville à laquelle les écrivains sont liés tout au long de leur vie: Paris de Proust et Varsovie de Białoszewski; écrire au lit, écrire la nuit et dormir pendant le jour).  
Je voudrais réfléchir sur la validité de cette comparaison et m’interroger sur les différences  de sens du travail que l’espace urbain lui-même produit dans ces écritures: Deux villes si différentes (à des moments historiques différents) peuvent-elles motiver une même conception du temps?  Les mêmes pratiques littéraires ont-elles des significations différentes dans deux contextes urbains aussi différents?  
J’ai également l’intention de considérer l’applicabilité d’une perspective géocritique – les études spatiales – au roman sur le temps, ainsi que de présenter de manière critique les interprétations géocritiques existantes de l’espace dans l’œuvre de Proust et de repenser les significations de la carte (topographie) de Paris dans l’œuvre de Proust. Il faut ajouter que Miron Białoszewski, lors de son séjour à Paris, a également essayé de trouver des lieux associés à l’écrivain français et à sa littérature. 
Agnieszka Karpowicz 
Ses intérêts de recherche incluent l’anthropologie de la littérature (la relation entre la littérature et la ville et l’espace, l’histoire de la culture polonaise du 20ème siècle). Elle s’intéresse particulièrement aux pratiques (néo)avant-gardistes et verbovisuelles. Membre du Centre de recherche sur l’avant-garde et du comité de la série de publications „awangarda/rewizje” [avant-garde/révisions] (Université Jagellonne). Membre du réseau européen d’études sur l’avant-garde et le modernisme (EAM) et du Centre Modernitas (Université Libre de Bruxelles/ La Maison des Sciences Humaines de l’ULB). Elle a dirigé les projets du Programme national pour le développement des sciences humaines: « Anthropologie de la créativité verbale: médias, genres, pratiques » et « Topo-Graphies. Ville, carte, littérature ». Commissaire d’expositions littéraires au Musée de Varsovie. 

Petr Kyloušek: Traces proustiennes chez Michel Tremblay 

À première vue, une distance sépare l’esprit et l’ambiance aristocratiques de l’écrivain français et les milieux plébéiens du dramaturge et prosateur québécois dont la poétique se construit à partir du joual, argot de la périphérie montréalaise, pour s’élever vers les tons de la tragédie antique, du drame religieux et du grand roman de société. Proust manque aussi parmi les références et les allusions culturelles qui émaillent les œuvres de Tremblay et où on trouve Balzac, Zola, Camus, Vian, Sartre, Genet. Pourtant Marcel Proust semble sous-tendre le premier grand projet romanesque de Tremblay – l’hexalogie Chronique du Plateau Mont-Royal (1977–1997) qui, sous la semblance d’une chronique familiale retrace la naissance du futur écrivain. Dans cette réécriture de Marcel Proust, mais à la troisième personne – désigné comme petit garçon ou enfant de la grosse femme –, le futur écrivain en devenir ne figure qu’en creux, comme une convergence des autres personnages qui, eux, composeront les éléments de l’art de Michel Tremblay. L’étude de cette configuration spécifique des personnages sera complétée par l’un des romans du cycle des Traversées, à savoir La Traversée du continent (2007), le premier volume de la Diaspora des Desrosiers, où le voyage de la mère du futur écrivain Nana est une découverte eu un apprentissage de l’art, avec des rappels implicites de La Recherche du temps perdu. La présentation de la stratégie narrative sera complétée par la caractérisation de la poétique tremblayenne. 
Petr Kyloušek 
Professeur de littérature française et québécoise, à l’Université Masaryk (Brno). Projet de recherche en cours : relations centre-périphérie dans les littératures romanes. Publications récentes : 
• Fin de l’art ? Noétique de la littérature. Svět literatury. Praha: Univerzita Karlova, 2022, roč. 32, Zvláštní číslo, p. 36–54. ISSN 0862-8440. doi:10.14712/23366729.2022.3.2. 
• Empires culturels et littéraires ou le bon usage de la périphérie. In Lydia Kamenoff, Hortense de Villaine. L’Empire: Centres et périphéries. Paris: L’Harmattan, 2022, p. 103–124. 
• Le métissage mythopoiétique de Jacques Ferron. In Marc Quaghebeur, Résilience et modernité dans les littératures Francophones. Bruxelles: Peter Lang, 2021, p. 1155–1166. ISBN 978-2-8076-1759-9.  
• Une aventure dystopique : Oscar de Profundis de Catherine Mavrikakis. In Gilles Dupuis, Klaus-Dieter Ertler, Yvonne Völkl, A la carte. Le roman québécois (2015–2020). Berlin: Peter Lang, 2021, p. 173–183. 

France Lemoine: La Recherche et les intermittences du cœur  

« Les intermittences du cœur » n’est pas seulement le titre d’une section du volume de Sodome et Gomorrhe mais aussi celui que, pour un certain temps, Proust avait pensé donner à l’ensemble de son récit. Selon le philosophe Frédéric Worms ces « intermittences » se définissent dans la section éponyme de Sodome et Gomorrhe par la souffrance intime déchirante qui survient du fait de l’oubli du passé puis de sa restitution occasionnelle par la mémoire involontaire qui fait revivre le poids de la perte. Or, selon nous, il y a beaucoup d’autres aspects de La Recherche qui pourraient se décliner sous l’égide de cette « intermittence » et qui n’est pas spécifique à cette section du texte. Le titre temporairement attribué à l’ensemble du projet nous semble légitimer une analyse des différentes sortes d’« intermittences » qui apparaissent dans d’autres parties de La Recherche, au-delà de la question de l’oubli et de la mémoire. Nous nous proposons donc d’explorer deux types d’intermittences au cœur de l’œuvre proustienne ; celle du regard et celle des sentiments.  
Alain de Botton dans son livre Comment Proust peut changer votre vie utilise la métaphore des lunettes. Il indique que le narrateur regarde les autres avec des lunettes dont on pourrait dire que la prescription change au fur et à mesure qu’il vieillit. C’est ainsi que la perception du narrateur n’est jamais que temporairement fixe. Pour illustrer cette thématique nous prendrons pour notre analyse trois moments ponctuels où ce regard est renouvelé concernant le personnage du Baron de Charlus. Le second volet de notre travail portera sur la relation amoureuse entre le narrateur et Albertine. Nous regarderons plus particulièrement dans La Captive/La Prisonnière le moment où, alors que l’amour du narrateur pour sa compagne s’éteint, il redevient passionnément amoureux quand il apprend que sa compagne l’a laissé. 
Notre travail voudra souligner comment ni le regard ni les sentiments ne sont la source d’une vérité claire, définie, permanente, dans la Recherche. Ce n’est qu’à travers une multiplicité de regards que l’on arrive à la vérité fondamentale des êtres. Et de surcroit, les sentiments intimes ne sont jamais stables. Cette fluctuation dans ce qu’on perçoit des autres et dans ce qu’on éprouve, comme les rayons d’un phare qui tournoient, ajoute au sentiment de mouvance créé par l’effet « océan » de la phrase proustienne, pour reprendre l’expression de Charles Dantzig. Dans La Recherche, la mobilité visuelle et émotionnelle s’ajoute donc comme autant d’éléments d’intermittences, au même titre que la mémoire. Au sein du récit, vision et sentiments ne sont jamais ancrés, immuables, mais au contraire toujours inconstants, ambulants sinon imprévisibles et capricieux. Pourquoi est-ce important? Mais parce que c’est dans la tempête de ces incertitudes fondamentales qu’émerge le roc impérissable de la création, de l’art, et la nécessité pour tous et chacun de regarder et se regarder, de s’écrire, et se peindre .  
France Lemoine est Professeure Associé à Scripps College, au sein du consortium universitaire des universités de Claremont. Sa période de spécialisation s’étend du début du 19e siècle au début du 20e siècle et porte en particulier sur Proust, la violence symbolique du langage et des salons, la représentation de la Révolution, l’adaptation des œuvres littéraires en bd, et le capital social de l’esprit dans la culture française. Elle a publié des articles sur la guillotine chez Hugo, la cantinière chez Stendhal et l’adaptation de Proust en bd. Elle travaille présentement sur un livre sur comment enseigner Proust au 21e siècle. 

Francesca Lorandini: Défaire le Contre Sainte-Beuve 

Dans cette intervention nous allons développer quelques pistes de recherche à partir de la nouvelle édition « Pléiade » des Essais de Marcel Proust dirigée par Antoine Compagnon, avec la collaboration de Christophe Pradeau et de Matthieu Vernet. Après avoir montré l’architecture et les enjeux du volume, nous allons notamment nous concentrer sur le Dossier du Contre Sainte-Beuve, à savoir sur la nouvelle version du Contre Sainte-Beuve, et nous allons analyser la nouvelle conception de l’ouvrage qui s’y trouve exprimée, à la fois dans le choix des textes intégrés que dans l’ordre de leur présentation. En effet, comme l’a dit Tiphaine Samoyault, « c’est un livre qui disparaît » : le Dossier du Contre Sainte-Beuve n’est pas un ouvrage inventé de toutes pièces, comme dans le cas des éditions de Bernard de Fallois et de Pierre Clarac, mais la reproduction du projet du livre que Proust aurait voulu écrire, à travers la reconstruction de sa dynamique de rédaction. Ce Dossier propose un point d’équilibre entre les deux poussées opposées à l’œuvre dans le travail de Proust entre 1908 et 1910: d’un côté l’accumulation d’ébauches manuscrites très diverses, à la fois critiques et narratives (provenant d’archives différentes, définies par des appellations données par les chercheurs au fil des années : le Carnet 1, les Cahiers, les feuilles volantes connues sous le nom de « Proust 45 ») et, de l’autre, un désir de cohérence et d’unité que Proust manifeste à ses correspondants à la même époque. Le texte qui en ressort est divisé en quatre parties (Sainte-Beuve, Essais narratifs, Développements romanesques, Critique), dont l’enchaînement veut rendre compte aussi bien de la chronologie de la rédaction que de la métamorphose du projet jusqu’à sa dissolution. Cette édition est passionnante et intéressante à la fois, car elle permet d’une part de considérer sous un jour nouveau le rapport de Proust à la méthode Sainte-Beuve, et le rôle que ce rapport a joué dans la construction de la Recherche, et elle permet aussi, d’autre part, d’envisager le Contre Sainte-Beuve comme un chapitre révolu de la critique littéraire du siècle dernier. En effet la logique du nouveau montage nous amène à mettre en doute la séparation radicale entre l’homme et l’œuvre soutenue par la critique formaliste. Ainsi, le Contre Sainte-Beuve n’est-il plus l’un des remparts de la théorie de la mort de l’auteur : il devient un observatoire exceptionnel sur la critique littéraire du XXe siècle. 
Francesca Lorandini est maîtresse de conférences en littérature française à l’Università di Modena e Reggio Emilia. Ses recherches portent notamment sur la littérature des XXe et XXIe siècles et sur l’histoire de la critique littéraire. Elle travaille sur les rapports entre le canon et l’oubli dans l’histoire littéraire, sur l’histoire et l’esthétique des revues littéraires, sur la mémoire des œuvres et des textes, sur la notion d’auteur et son évolution au fil des époques, sur la retraduction et ses enjeux esthétiques, politiques, linguistiques et éditoriaux. Elle a publié Au-delà du formalisme. La critique des écrivains pendant la seconde moitié du xxe siècle (France-Italie) chez Classiques Garnier en 2019. Elle est aussi traductrice.

Jonas Thobias Martini: L’Inflexion du temps proustien et l’inflexion du temps historique 

À la fin du XXe siècle, Robert Kahn écrit dans une étude sur Marcel Proust et son traducteur allemand Walter Benjamin : « la critique s’est beaucoup intéressée aux rapports de Proust à son époque […]. Mais on s’est rarement posé la question de l’existence et de la pertinence d’une éventuelle conception proustienne de l’Histoire » (1998, p. 186). Curieuse et cohérente approche dédiée également à Benjamin, qui proposait une idée d’Histoire articulée aux enjeux du langage et qui évoquait l’expérience « pauvre » de son temps. « Avec la Première Guerre mondiale, dit Benjamin dans Der Erzähler, un processus a commencé à se manifester publiquement… N’avait-on pas remarqué à la fin de la guerre que les gens étaient revenus muets du front ? Pas plus riches – mais plus pauvres en expériences communicables ». La critique de l’expérience de cet auteur présente des symptômes d’une inflexion du temps historique selon le propos moderne d’Histoire, c’est-à-dire, comme une représentation linéaire et progressivement continue. 
Contemporainement à cette guerre, dans sa chambre à coucher qui était pour lui une autre sorte de front, Proust entreprenait la recherche d’un « temps perdu ». Sa nature, déjà distinguée du temps passé tout court, de « la nostalgie du passé ou du regret de son gaspillage » (Dictionnaire Marcel Proust, p. 992), semble être néanmoins comparable à cette « inflexion » du temps historique. C’est que le narrateur de la Recherche, lors de son investigation de la mémoire involontaire, se retrouve dans « une minute affranchie de l’ordre du temps » (1989, p. 451), en dehors des dimensions du passé, présent et futur du temps historique.  
Cette communication propose une analyse comparative entre l’hypothèse d’une inflexion du temps historique contemporain à la Première Guerre mondiale et l’inflexion du temps chez Proust dans le clivage du temps perdu et du temps retrouvé. Elle entend ainsi contribuer au questionnement de cette « éventuelle conception proustienne de l’Histoire », de ce Proust simultanément critique du temps et contraire à une « déchéance », comme dit Joseph Czapski. Une telle interrogation va aussi au-delà du cas proustien et cherche à atteindre les relations entre récit littéraire et philosophie de l’Histoire, entre littérature et théorie historique. 
Jonas Thobias Martini est doctorant en littérature française, générale et comparée à l’Institut de Recherche en Langues et Littératures Européennes de l’Université de Haute Alsace et de l’Université de Strasbourg. Il est également historien diplômé à l’Université Pontificale Catholique de Rio de Janeiro. Sa thèse, intitulée L’Idée d’Histoire chez Marcel Proust et dirigée par Luc Fraisse, étudie les rapports de l’écrivain à l’Histoire. 

Alena Roreitnerová: Time as a Constellation 

The paper attempts to take seriously one of the main claims of the final part of Proust’s In Search of Lost Time, where the hero-narrator announces his intention to give his work a form that usually remains invisible, namely the form of time. Our question will therefore be what structure this form has and how it permeates the whole novel. Starting from the hypothesis that the Proustian conception of time can be metaphorically described as a constellation, I will try to show that this constellation can be understood as a connection of two forms of temporality that are clearly present in the book: (1) the simultaneous qualitative temporality on the one hand, and (2) the successive temporality (with its related destructive effects) on the other. (1) Proust’s qualitative time of “the hour” as a vase filled with perfumes and sounds is a kind of subjectively shaped simultaneous multiplicity of experiences connected by the association of ideas (cf. certain mood evoked by reading in the Combray garden, a walk in the Bois de Bulogne, etc.). I will try to show that this connection is in fact structured in the manner of a gravitational field concentrated around centres of differentiating attention. (2) In the second step, I will focus on time in its successive dimension. In this case, too, the temporal experience is somehow unified, but unlike the hour-vase model, here the sequential order of perceptions matters substantially. The main examples here are therefore music (listening to the sonata, the septet) and the development (devenir) of a particular sentiment grasped through the musical pattern (Swann’s love for Odette, the hero’s love for Albertine). In the motive of succession, moreover, the moment of dependence of the constituting subject on the object of his attention is obvious: hence the multiplicity of the self and the fragmentation of the hero corresponding to the multiplicity of aspects of the other (e.g. Albertine). Related to this fragmentation are the destructive effects of succession represented generally by interactions between different characters: intermittent feelings, anachronisms, or, most significantly, the inevitability of forgetting (which, when the hero finally forgets Albertine, completely shatters his own ability to locate himself in time). If those aspects of time – i.e. the quality and the succession – are considered together, the reader is confronted with a more complex idea of time as a constellation of relations. In the main part of my paper, I will try to picture Proust’s “image of time” in more detail. 
Mgr. Alena Roreitnerová, Ph.D. currently teaches aesthetics and contemporary philosophy at the Department of Philosophy and Religious Studies in Pardubice. She studied philosophy at the Department of Philosophy and Religious Studies, Faculty of Arts, Charles University (dissertation: Memory and Time in Augustine’s Confessions and Proust’s A la Recherche du Temps Perdu). Her main areas of interest include phenomenology, philosophy of art, and Platonism of late antiquity. 

Josef Šebek: Le monde social chez Proust : existe-t-il une « formule génératrice » ? 

À la recherche du temps perdu de Marcel Proust est une représentation littéraire immensément complexe et détaillée du monde social, de la structure de l’espace social, de ses champs et sous-champs – bourgeoisie et noblesse, mais aussi d’autres classes ainsi que de la sous-culture homosexuelle qui traverse les divisions sociales. Les relations sociales et les habitus des personnages se manifestent dans leurs interactions et leurs conversations, leurs expressions faciales et corporelles, leurs préférences esthétiques et les atmosphères générées par les personnes et les espaces. Cependant, avant de se demander comment le monde social est représenté dans le roman et comment traiter sa relation avec le monde social réel, non fictionnel, nous devons nous demander quel type de « sociologie » littéraire Proust pratique et s’il est possible de saisir ses « principes » ou sa « formule génératrice ». On peut trouver un modèle de cette « formule » dans la lecture sociologique que Bourdieu fait de l’Éducation sentimentale de Flaubert : Bourdieu soutient qu’à travers le personnage de Frédéric, sa trajectoire sociale et son refus du vieillissement social conventionnel, l’auteur réalise une auto-objectivation et une objectivation de l’espace social (tant fictif que réel !). Le roman effectue cette analyse non pas sur le plan de l’argumentation scientifique, mais sous la forme d’une « figure sensible » particulière rendue possible par le discours littéraire et ses dispositifs. Dans le cas de À la recherche du temps perdu de Proust, la réflexion « sociologique » devient plus explicite en raison de la division entre le moi qui raconte et celui qui expérimente et à cause de la multiplicité générique du texte ; d’autre part, la perception du monde social par le narrateur est mise en scène du point de vue spécifique d’un agent à la fois impliqué et détaché de ce monde par le processus de souvenir, narration et réflexion. Dans la communication, j’aborderai la question de la « sociologie » de Proust dans le contexte des lectures sociologiques de son roman par Jacques Dubois, Catherine Bidou-Zachariasen et Livio Belloi et de leurs suggestions quant à ce que pourrait être la « formule génératrice » du roman. 
Josef Šebek est maître de conférences au Département de Littérature Tchèque et Comparée de la Faculté des Lettres de l’Université Charles. Spécialisé dans le matérialisme culturel, la sociologie de Pierre Bourdieu et la sociologie française contemporaine de la littérature, il travaille également sur la théorie du discours et de la rhétorique, la théorie médiatique de la littérature, les genres d’écriture de soi et la théorie queer. Récemment, il a publié le livre Literatura a sociálno : Bourdieu, Williams a jejich pokračovatelé (La littérature et le monde social : Bourdieu, Williams et leurs continuateurs, 2019) et il a participé à l’ouvrage collectif Za obrysy média : Literatura a medialita (Au-delà des contours d’un médium : littérature et médialité, 2020). 

Jovanka Šotolová: Traduire et retraduire Proust 

Proust est-il le même en anglais, en allemand, en néerlandais ou en tchèque ? Nous examinerons quelques réflexions récentes publiées par plusieurs traducteurs d’A la recherche du temps perdu, provenant de différents pays et espaces culturels, pour les confronter aux normes tchèques de la traduction voire pour les comparer directement aux traductions tchèques. Avec ses traducteurs qui expliquent et défendent leurs approches du texte canonique, nous nous concentrerons sur certains détails de la phrase proustienne en nous demandant si pour le traducteur, la singularité de la pensée et de l’écriture proustiennes reste plus importante que le confort de ses lecteurs, en d’autres mots où sont les limites de la précision et de la liberté. Nous verrons quand le traducteur privilégie le sens et quand il se laisse emporter par la mélodie, et pire encore, lorsque ce dernier est désemparé parce qu’il ne trouve pas les moyens de traduire fidèlement et parfaitement son interprétation du texte. Nous serons également intéressés de savoir si le traducteur tchèque est confronté à des problèmes similaires que ses collègues européens. 
 
DAVIS, Lydia (2018). Les marteaux et les claquements des sabots: rythmes et motofs syntaxiques dans « Du côté de chez Swann », Marcel Proust Aujourd’hui, vol. 14, Marcel Proust, roman moderne: perspectivces comparatistes (2018), pp. 159-177. 
HOFSTEDE, Rokus (2016). Approches de Proust. Enjeux d’une retraduction néerlandaise de « Du côté de chez Swann ». Marcel Proust Aujourd’hui, vol. 13, Sensations proustiennes (2016), pp. 158-175. 
KELLER, Luzius (2016). Lire, traduire, éditer Proust. Paris: Classiques Garnier, 2016, 318 p. 
Jovanka Šotolová enseigne la traduction littéraire et la littérature contemporaine française et francophone à l’Institut de la Traductologie, Université Charles. Sa recherche concerne la problématique traductologique et surtout la réception de la littérature française en Tchéquie. Critique littéraire et rédactrice en chef de la revue littéraire iLiteratura.cz. Traductrice littéraire, sa bibliographie inclut les romans de A. Jarry, J. Genet, J. Giono, J. Malaquais, P. Modiano, J.-Ph. Toussaint, J. Echenoz ou M. Houellebecq ainsi que la paralittérature. Chevalier des Palmes académiques (2006), Prix de traduction de l’Ambassade de France (2005). https://orcid.org/0000-0003-1441-731X 

Matthieu Vernet: « Et l’inversion fut » 

Proust a l’intention depuis longtemps d’écrire sur l’homosexualité. Il aborda ce sujet de biais et de manière très allusive dans ses premiers écrits. Au moment de la rédaction de Contre Sainte-Beuve au cours des premiers mois de 1909, le sujet s’impose à lui : il crée un personnage ouvertement homosexuel et théorise ce qu’il désigne déjà comme « la race des tantes ». Nous nous intéresserons à ces premières pages de brouillon pour mettre au jour ce que ces pages nous disent de l’homosexualité, de la manière d’en parler à cette époque mais aussi des images et des réseaux que Proust mobilise et qui sont ceux de la communauté gay. En somme, nous montrerons comment Proust s’adresse à ses alter ego
Eva Voldřichová-Beránková: Bricolages identitaires et polémiques interartiales : Marcel Proust et Claude Jutra 
Dans Le Temps retrouvé, Marcel Proust souligne à plusieurs reprises la « véracité » profonde de la littérature, susceptible de saisir métaphoriquement l’essence des choses, par rapport à des arts moins « purs »  et davantage basés sur une « reproduction » directe du monde environnant : « Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément – rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s’éloigne par-là d’autant plus du vrai qu’elle prétend se borner à lui. » En 1963, le réalisateur québécois Claude Jutra décide de lever le défi proustien en tournant À tout prendre, une sorte d’autofiction expérimentale qui transpose certaines techniques du travail sur la mémoire, typiques d’À la recherche du temps perdu, dans le domaine de la cinématographie. Dans ma contribution, je vais essayer de confronter les deux approches et leur complémentarité éventuelle dans une quête identitaire. En effet, bien au-delà d’une joute opposant la noblesse des lettres à une prétendue trivialité du cinéma, la polémique Proust-Jutra permet de réfléchir sur l’entreprise autobiographique/autofictionnelle en tant que telle, sur l’éclatement du sujet moderne, ainsi que sur les moyens de saisir une « vérité » quelconque par l’intermédiaire de l’art. 
Eva Voldřichová Beránková est professeure titulaire en littérature française et directrice du Département de Français à l’Institut d’Études Romanes de la Faculté des Lettres de l’Université Charles (Prague). Ses travaux portent sur la mythocritique (Faisons l’homme à notre image. Pygmalion, Golem et l’automate : trois versions du mythe de la création artificielle, 2012), la littérature québécoise (Nous-Eux-Moi : La quête de l’identité dans la littérature et le cinéma canadiens, 2009) et le roman français fin-de-siècle (Dusk and Dawn: Literature Between Two Centuries, 2017). Actuellement, elle s’intéresse aux rapports entre la littérature et la philosophie dans le cadre d’un projet européen du développement régional intitulé « Créativité et adaptabilité comme conditions du succès de l’Europe dans un monde interconnecté ».